Dans
un récent sondage de la Sofres, 85% des adolescents se disent
bien dans leur peau. La plupart des très nombreux ouvrages
qui sortent chaque année sur la puberté présentent
pourtant cette période comme un chemin de croix. Pourquoi un
tel décalage? De nos jours, tout le monde se dit
«en souffrance» pour tout et n'importe quoi. Je crains
que l'utilisation abusive de ce terme n'ait un effet délétère,
en parant la douleur d'un halo romantique.
L'adolescence n'est pas obligatoirement violente ou douloureuse.
Dans leur grande majorité, les jeunes vont même mieux
qu'avant, car la société leur offre plus de possibilités
d'expression, plus de chances de réussite, plus de moyens
d'emmagasiner des connaissances.
Mais ces facilités rendent plus scandaleux le fait que 15%
des jeunes aillent mal. D'autant que ces adolescents expriment leurs
difficultés de façon plus spectaculaire que naguère:
les troubles du comportement, comme la toxicomanie, la délinquance,
les dérèglements alimentaires ou les scarifications,
sont en augmentation, ou du moins plus visibles et mieux repérés.
Comment
expliquez-vous cela?
Les jeunes, à l'instar des adultes, parlent plus facilement
de leurs problèmes. Lorsque l'hebdomadaire Elle a publié
le premier article sur la boulimie, il y a vingt ans, la rédaction
a reçu 3 000 lettres dans la semaine!
Derrière ces maux se cache l'angoisse de la performance.
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'être conforme aux normes,
mais d'aller toujours plus loin. De nombreux adolescents ressentent
cette pression au travers de leurs parents. Les adultes sont pris
dans une contradiction: d'un côté, ils estiment que
la réussite passe par l'acquisition d'un maximum de savoirs
et de biens matériels; de l'autre, ils pensent que rien ne
sert de se battre, puisque le chômage les menace. Ils en arrivent
à être trop tolérants face au manque de travail
ou à ne pas assez s'inquiéter de l'absence de motivation
de leurs enfants, qu'au fond ils comprennent trop bien!
Malheureusement, ce type de comportement n'a pas du tout les mêmes
conséquences chez un adulte, qui a déjà fait
la preuve de ses capacités, et chez un adolescent, qui a
encore tout à prouver. Certains adolescents ressentent l'intensité
de leurs envies comme une menace pour leurs parents et retournent
cette force contre eux en se sabotant.
Terrible
renversement! Comment analysez-vous cette phase si paradoxale de
l'adolescence?
C'est l'âge de la vie au cours duquel l'être humain
doit s'émanciper pour aller vers le monde adulte tout en
ayant encore besoin de la protection dont il jouissait dans l'enfance.
L'adolescent redoute de se confronter au monde des adultes, mais,
comme l'idée de se cramponner aux parents lui est tout aussi
insupportable parce qu'elle affaiblit son autonomie naissante, il
se rend désagréable en s'opposant ou, au contraire,
en restant collé à ses parents.
L'adolescent qui va mal ressemble au Corse de la blague, qui dit
à son copain: «Tu as regardé ma sœur, qu'est-ce
que tu lui veux?», avant d'ajouter aussitôt: «Quoi,
tu l'as pas regardée? Tu ne la trouves pas belle, peut-être?»
Les
ados les plus révoltés sont donc aussi ceux qui sont
les plus dépendants des adultes?
Absolument! Plus l'adolescent a peur, plus il est tenté
de faire peur pour dissimuler son anxiété.
Ce n'est pas tant l'amour que l'inquiétude qui dicte sa dépendance,
inquiétude accentuée par toutes les questions que
le jeune se pose sur son corps.
Parfois, l'adolescent a trop besoin des autres, et ce «trop»
est très lourd à digérer. Si une anorexique
ne mange pas, ce n'est pas parce qu'elle veut mourir, mais parce
qu'elle a peur de ne plus pouvoir s'arrêter si elle se met
à manger.
En arrière-fond, on trouve deux angoisses humaines fondamentales:
l'angoisse d'abandon et l'angoisse de fusion ou d'intrusion: «On
s'occupe de moi, donc on m'envahit, on met au jour tous mes défauts.»
Lorsque les ados lancent à leurs parents: «Tu me prends
la tête», ils ne voient pas que c'est l'intensité
de leur attente qui les rend si réactifs. Ils tentent de
résoudre la contradiction qui les habite en broyant du noir,
en présentant leurs échecs comme un choix personnel,
alors que c'est la peur qui dicte leur comportement: la peur d'être
débordé par leurs envies, de ne pas être à
la hauteur de ce qu'ils imaginent que les autres exigent d'eux.
Au fil du temps, ils risquent de se construire une identité
et une différence dans le malheur plutôt que dans le
plaisir, et d'utiliser la stratégie du refus comme une drogue:
«Plus je refuse, plus je me sens fort, et donc plus j'existe
et plus j'ai de pouvoir sur les autres.» L'engrenage dure
parfois des années.
Comment
les parents peuvent-ils mettre fin à cette spirale?
D'abord, en prenant conscience des inévitables contradictions
de l'adolescence, et en cessant de s'en vouloir de ne pas être
les parents qu'ils rêvaient d'être!
Ensuite, en posant des limites et en disant à l'adolescent:
«Nous ne pouvons pas accepter que tu gâches ainsi tes
potentialités, quelles que soient tes difficultés,
parce que ce que tu t'infliges est trop injuste.»
Il y a des choses qu'on ne doit pas tolérer: le manque de
travail, l'agressivité…
Le meilleur encouragement, c'est le plaisir des parents à
faire ce qu'ils font et leur intérêt pour la vie et
le monde.
Et la meilleure façon de donner confiance à son adolescent
est de lui permettre de faire ses propres expériences, à
distance de la famille. Rester collé à son enfant,
lui céder sur tout en pensant qu'il ira mieux ainsi est une
erreur : cette attitude conforte le jeune dans l'idée qu'il
ne pourra jamais se débrouiller. Prenez l'école. Les
parents croient bien faire en aidant l'adolescent à rédiger
ses devoirs. Le risque, c'est que ce dernier attribue ses bonnes
notes aux adultes, et non pas à lui-même.
En cas d'échec scolaire, le recours aux études surveillées
et à l'internat me paraît une bien meilleure solution.
Les séparations provisoires, pendant les vacances ou à
l'occasion d'un séjour à l'étranger, sont aussi
très bénéfiques.
Mais,
pour des parents inquiets, accepter l'éloignement n'est pas
facile!
Vivre, c'est prendre des risques. De toute façon, lorsqu'un
adolescent dérape, son entourage s'en aperçoit vite
: il se replie sur lui-même, sabote ses potentialités,
ne peut prendre du plaisir qu'en se mettant en danger… C'est
la grande tentation humaine du nihilisme, qui nous habite tous,
mais plus particulièrement à cet âge. «A
défaut d'être grand dans la réussite, je peux
toujours être grand dans l'échec.»
Dans
le même ordre d'idée, que pensez-vous des défis
imbéciles et masochistes que se lancent de plus en plus d'ados,
sur le modèle de l'émission américaine Jackass:
dévaler une pente à bord d'un Caddie, s'agrafer les
testicules…
C'est la même logique. Quand on joue à se faire mal,
on gagne à tous les coups! Et, comme il n'y a plus de limites,
les adultes laissent les adolescents aller aussi loin qu'ils veulent.
C'est une forme d'abandon, et même de maltraitance. On ne
laisse pas ceux qu'on aime s'abîmer ou être humiliés.
Comment
faire comprendre cela à un ado révolté?
Il ne faut justement pas essayer de le lui faire comprendre - l'adolescent
ne supporte pas que les adultes aient l'air de mieux savoir que
lui ce qui lui arrive - mais lui donner envie de sortir de l'impasse.
Voilà pourquoi il est si important que les parents aient,
eux aussi, une vision positive de l'avenir. Ils doivent comprendre
que l'hostilité de leur adolescent reflète un attachement
profond dont il croit se délivrer par ce qui est vraiment
inacceptable pour les parents : qu'il se fasse du mal.
Et
si même la solution de la séparation ne suffit pas?
Il faut se tourner vers un tiers : quelqu'un de la famille, un
ami, ou un thérapeute si le problème persiste. Lorsqu'un
adolescent refuse d'aller consulter, il faut savoir qu'il teste
la volonté réelle de ses parents de régler
le problème hors du cercle familial. Souvent, les adultes
envoient un message implicite: «Tu ne vas pas nous trahir,
nous allons régler les choses en famille.» Ils demandent
à leur enfant de les conforter dans l'idée qu'ils
sont de bons parents.
Les adolescents ne sont pas là pour remonter le moral
des adultes!
Depuis
quelques années, on parle beaucoup des «préados».
Cette catégorie existe-elle vraiment?
C'est une invention des marques et des médias, qui peut
se révéler très dangereuse : les petites filles
ont le temps de jouer aux lolitas! Respectons leur enfance.
La télévision a une grande responsabilité.
Par l'écran, le monde des adultes fait brutalement effraction
dans celui de l'enfant. Ce peut être un traumatisme, et, donc,
une forme d'abus. L'interdit, même s'il est transgressé,
a une fonction de protection. L'intrusion du côté sordide,
de la dérision, de l'excès d'excitation du monde des
adultes dans l'univers des enfants est une forme de viol. Elle menace
les capacités de tendresse et de confiance.
Tout comme l'exhibition des adolescents souffrants. Après
chaque fait divers un peu spectaculaire mettant en scène
un adolescent, les médias nous appellent en nous demandant
de leur trouver un jeune qui va mal.
Nos patients sont souvent ravis de se montrer. «J'existe,
parce qu'on me voit», pensent-ils. Mais c'est un piège:
certaines anorexiques se sont suicidées après avoir
été placées sous le feu des projecteurs. Notre
rôle de thérapeutes consiste à protéger
leur intimité.
Que
se passe-t-il dans la tête des adolescents qui s'étourdissent
d'alcool, de vitesse et de cannabis?
Ils tentent de maîtriser leur peur intérieure, parfois
de se prouver qu'ils sont plus forts que le destin. Dans tous les
cas, ils ont l'illusion d'être leur propre maître, alors
que, comme le taureau dans l'arène, ils sont prisonniers
des émotions suscitées par l'environnement.
8,7%
des jeunes âgés de 10 à 19 ans ont déjà
pris un psychotrope sur ordonnance, d'après la Caisse nationale
d'assurance-maladie. Les adolescents sont-ils surmédicalisés?
La tendance existe, et il est à craindre qu'elle ne fasse
que s'accentuer. Les médecins généralistes
n'ont ni le temps ni la formation pour répondre aux angoisses
des adolescents et de leurs parents. Le médicament demeure
la solution la plus facile et la plus rapide.
En outre, les praticiens ont trop tendance à prescrire des
tranquillisants, qui favorisent une certaine dépendance,
plutôt que des antidépresseurs et des régulateurs
de l'humeur, ou même des neuroleptiques.
Les adolescents acceptent plus facilement les tranquillisants que
les autres psychotropes, qui leur font peur. Je vois des jeunes
«accros» au haschisch refuser un psychotrope sous prétexte
du risque de dépendance!
Les
groupes préparatoires à la Conférence sur la
famille ont fait une série de propositions en vue d'améliorer
l'accompagnement de l'adolescence. A votre sens, lesquelles faudrait-il
retenir?
L'examen de prévention effectué aux âges charnières
- 12 ans et 14-15 ans - par un médecin et consigné
sur le carnet de santé me semble une très bonne idée.
Sans dramatiser, il faut mettre en place des clignotants et un suivi
de l'enfant afin d'éviter son enfermement dans l'échec.
L'école est bien placée pour détecter les enfants
qui se marginalisent. Les professionnels, notamment les enseignants,
doivent aussi être mieux informés sur la spécificité
de l'adolescence.
Le but n'est pas de provoquer une confrontation brutale - «Je
t'oblige à faire ceci» - mais de marquer un arrêt
pour dire : «Là, ça ne va pas, nous allons trouver
des solutions.» Seulement, pour avoir l'autorité nécessaire,
il faut en comprendre le sens.
Que
pensez-vous des maisons de l'adolescence que le gouvernement souhaite
développer?
Les secteurs hospitaliers de pédopsychiatrie font déjà
beaucoup, mais, comme ils ne pratiquent pas le lobbying, on n'en
parle pas! Ouvrir des maisons spécialisées est une
chance. Cependant, il faut du personnel qualifié pour les
faire fonctionner et pouvoir répondre à la demande
en assurant le suivi indispensable. La relation avec les parents
est souvent trop chargée d'attente et d'émotion. Il
faut introduire des liens: éducateurs, soignants, mais aussi
des lieux relais où s'associent les études, l'éducatif
et le soin.
Il paraît de plus en plus indispensable de développer
la collaboration entre les différents professionnels de l'adolescence.
C'est dans ce dessein que j'ai mis en route depuis deux ans une
formation universitaire consacrée à l'adolescence
difficile à Paris VI. Ce module s'adresse aux professionnels
de l'Education nationale, de la santé, de la justice, de
la police et de la gendarmerie.
Quand
cesse-t-on d'être un ado?
Naguère, l'entrée dans la vie professionnelle et
le mariage marquaient le passage à l'âge adulte. C'était
au fond devenir raisonnable et renoncer à rêver sa
vie. Aujourd'hui, les jeunes générations ne reproduisent
plus le mode de vie de leurs parents. La relativisation des valeurs
et des normes sociales libère l'individu, mais, ce faisant,
met davantage en évidence sa vulnérabilité.
J'y vois la raison principale de l'accroissement des troubles dits
«narcissiques». Le risque de cette liberté est
de confronter chacun à ses contradictions et à ce
qu'on a appelé la «tyrannie du choix».
Sous l'apparente anarchie des comportements, c'est la contrainte
qui peut imposer sa loi : contrainte des ruptures successives et
des passages à l'acte ; contrainte du moi pris entre l'angoisse
d'abandon et celle de l'intrusion ; contrainte d'un nouveau conformisme
social aussi : aujourd'hui, faire partie de la communauté
des adultes consiste à se lancer dans la course folle aux
apparences, à exister dans la recherche d'une excitation
constante au détriment du contenu de ce après quoi
on court.
Être adulte n'est pas un état statique, mais un mode
de fonctionnement psychique qui permet de faire face à la
réalité, tout en étant capable d'accueillir
ce qui demeure en nous de l'enfant qu'on a été. Sans
se sentir menacé ni débordé. |